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CinémaMusidora, cinéaste

Apolline Caron-Ottavi
24 novembre 2022
Musidora, cinéaste

On connaît bien Musidora comme actrice, en particulier pour avoir été la première « vamp » avec les Vampires de Louis Feuillade, envoûtant le grand public comme les artistes surréalistes dans son moulant costume noir à l’érotisme moderne. On la connaît malheureusement moins comme créatrice : autrice de théâtre, poète, dessinatrice, romancière et enfin scénariste et réalisatrice.

Les vampires de Louis Feuillade (épisode La bague qui tue)

Jeanne Roques est certes née dans un contexte propice à de telles ambitions: un père artiste chansonnier, auteur d’un livre intitulé L’idéal social, et une mère militante féministe, première femme à se présenter aux élections dans le 5ème arrondissement de Paris. Mais cela n’enlève rien au caractère exceptionnel de son parcours : après Alice Guy pour le cinéma des premiers temps et Germaine Dulac pour l’avant-garde, elle n’est que la troisième femme à se frayer un chemin comme réalisatrice en France. Et sa carrière de cinéaste aurait à n’en pas douter été plus longue si elle n’avait pas eu à porter ses projets à bout de bras, investissant son propre argent tout en se faisant souvent imposer des collaborateurs masculins par une industrie pétrie de préjugés.

Bien que sa carrière d’actrice soit couronnée de succès, Musidora poursuit ses propres idées et désirs. Après un premier coup d’essai, La flamme cachée (1918), elle réalise deux films au Pays basque : Vicenta (1919) du côté français et, du côté espagnol, Pour don Carlos (1920), ambitieux film d’époque adapté d’un roman de Pierre Benoît. Ce dernier lui impose comme coréalisateur Jaime de Lasuèn – crédité sous le nom francisé de Jacques Lasseyne – qui n’entend rien au cinéma mais connaît bien l’Espagne et son histoire. Le tournage permet à Musidora de découvrir le pays, loin de l’exotisme des récits. Ce qui n’empêche pas sa vie de prendre des allures de roman : elle tombe follement amoureuse d’un torero, Antonio Cañero, à qui elle offre le premier rôle masculin de son film suivant. Adapté d’un livre de Maria Star et à nouveau coréalisé avec Lasseyne, Soleil et ombre (1922) relate la passion de deux femmes (Musidora en doublé) pour un torero (Cañero).

Pour Don Carlos

Soleil et ombre

Le tournage ambitieux de Pour don Carlos ayant été difficile, Musidora opte dans Soleil et ombre pour plus de sobriété. Elle met au point un style direct et épuré, s’accommodant d’une production plus modeste : souhaitant rendre justice à l’Espagne authentique, elle tire le meilleur parti de la lumière et des décors naturels et n’emploie qu’un seul comédien professionnel. Composant ses plans avec une sensibilité plastique, Musidora joue à merveille des contrastes du noir et blanc qui avaient déjà contribué au pouvoir de fascination de sa silhouette de vamp aux yeux cernés de noir. Elle exacerbe la dualité chromatique en s’emparant d’un motif qui n’a jamais cessé de hanter le cinéma: l’antagonisme féminin de la brune ténébreuse et de la blonde pétillante, que Musidora incarne toutes deux en s’en donnant à cœur joie dans un jeu contrasté. La scène de corrida, dans laquelle les deux femmes sont dans les gradins, l’une effacée et l’autre saluée par le torero, semble ainsi anticiper le tournoi du Ivanhoe de Richard Thorpe, avec Joan Fontaine et Liz Taylor.

La tierra de los toros

Soleil et ombre passe toutefois inaperçu et Musidora creuse son déficit financier. Elle se lance alors avec Cañero dans une tournée promotionnelle qui prend la forme d’un spectacle complet, regroupant des numéros de chant, un court métrage introductif intitulé Une aventure de Musidora en Espagne et la projection de Soleil et Ombre ou d’un autre long métrage. L’événement anticipe sur la façon dont Musidora va ensuite penser La tierra de los torros (1924), en inscrivant le film dans une performance artistique totale que l’on qualifierait désormais d’interdisciplinaire : le scénario et la projection sont conçus pour laisser place sur scène à la véritable Musidora, dans la continuité de l’action. L’histoire, celle d’une journaliste qui effectue une enquête documentaire sur l’élevage des taureaux de corrida et vit une romance contrariée avec un torero, permet à Musidora de mêler comédie, documentaire, romance et mise en abyme du monde du spectacle.

Avec La tierra de los torros, la réalisatrice pousse encore plus avant la démarche hybride entamée avec Soleil et ombre, entre récit romanesque et captation fidèle du réel. Elle filme les paysages d’Andalousie, ses habitants et la culture de la tauromachie avec le moins d’artifices possibles, tournant presque entièrement en extérieur, à nouveau sans comédiens professionnels. Malheureusement, alors qu’elle atteint finalement une forme d’indépendance artistique (elle est enfin seule au générique), Musidora tire ensuite sa révérence en tant que cinéaste, nous laissant méditatifs devant les devenirs possibles d’une œuvre interrompue par lassitude d’un contexte hostile, alors qu’elle avait tout pour grandir avec son temps, bien au-delà des années 1920.

Portrait de Musidora par Julio Romero de Torres (1922)


Pour approfondir à la Médiathèque
Francis Lacassin, Anthologie du cinéma tome 6 (L'Avant-scène), « Musidora » → PN 1998 A2A5 (Volume 6)

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