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CinémaMel Brooks, esprit tordant

Marco de Blois
17 mars 2024
Mel Brooks, esprit tordant

Le 10 janvier dernier, l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences remettait un Oscar honorifique à Mel Brooks, l’orfèvre derrière des classiques de la comédie comme Young Frankenstein, Blazing Saddles et Spaceballs, pour souligner sa longue et fructueuse carrière. Sans conteste, cet Oscar honorifique était largement mérité. D’autant plus qu’il est tardif.

Photo tirée du film The Producers

Auparavant, Mel Brooks n'avait remporté qu'un unique Oscar en 1968 pour The Producers dans la catégorie du meilleur scénario original. Brooks a aussi reçu deux nominations, l’une pour Blazing Saddles (meilleure chanson), l’autre pour Young Frankenstein (meilleur scénario adapté). Et puis c’est tout. L’Academy a la coutume d’honorer tardivement (Mel Brooks a tout de même 97 ans !) les artisans qu’elle a peu choyés, comme elle l’a fait, par exemple, avec Alfred Hitchcock et Charlie Chaplin. Mais la comédie est un genre si particulier…

Cet enfant du Nouvel Hollywood qu’est Brooks n’a pas appris son métier, comme Lucas, Spielberg et les autres, à l’université, mais sur les scènes et à la télé. Producteur, réalisateur, scénariste et acteur, Brooks n’a jamais réellement fait l’unanimité critique (et ceci explique peut-être cela). Pauline Kael le regardait de haut, Roger Ebert l’adorait. André Leroux, du Devoir, détestait ses films. En France, Positif l’aimait bien (Robert Benayoun lui a d’ailleurs consacré quelques beaux papiers), mais les Cahiers du cinéma se montraient indifférents. On l’a souvent accusé de vulgarité, de facilité, de stupidité. Or, The Producers, Blazing Saddles et Young Frankenstein ont tout de même été inscrits au National Film Registry de la Library of Congress en raison de leur « importance culturelle, historique ou esthétique ». En 2016, le président Barack Obama lui remettait la National Medal of Arts. L’œuvre de ce monument du cinéma comique hollywoodien a marqué les esprits et des générations de cinéphiles. Par cette rétrospective, la Cinémathèque québécoise souhaite rendre hommage à un artiste exceptionnel.

Photo tirée du film Blazing Saddles, collections de la Cinémathèque québécoise.

L’humour juif

Né à Brooklyn, Mel Brooks est le plus jeune d’une fratrie de quatre garçons. Ses parents étaient des Juifs d'origine allemande pour le père et ukrainienne pour la mère. Dans sa jeunesse, Mel s’enthousiasme pour les films des frères Marx, sûrement ravi par le mélange de musique, d’humour anarchique et d’irrévérence. Quelques années plus tard, il se produit dans les hôtels du « Borscht Belt », un centre de villégiature de l’État de New York visant une clientèle juive (cette dernière était refusée dans les stations balnéaires aux pratiques antisémites). D’autres grands comiques juifs se sont produits au même endroit : Woody Allen, Lenny Bruce, Sid Caesar, Jerry Lewis, Carl Reiner, pour ne nommer que ceux-là. Chez Brooks, on remarque sa qualité d’improvisateur doublée d’une capacité à enchaîner les gags à une vitesse fulgurante. Il joue et écrit pour la télé, créant notamment, avec Carl Rainer, un numéro qui le rendra célèbre, The 2000 Year Old Man, où il porte un regard décalé sur certaines habitudes humaines (on sent que History of the World: Part 1 est en gestation).

Photo tirée du film High Anxiety

Photo tirée du film Silent Movie, Collections de la Cinémathèque québécoise

Woody Allen et lui sont deux humoristes juifs qui arrivent au long métrage presque au même moment. Le premier réalise What’s Up, Tiger Lily? en 1966, le second, The Producers, en 1967. Les deux ont des parcours similaires. Ils ont toutefois des approches distinctes de la comédie, sans compter que Woody Allen s’est distancié de la franche comédie à partir de Manhattan (1979). Le réalisateur et scénariste Barry Levinson, qui a coécrit Silent Movie et High Anxiety, de Mel Brooks, décrit plus précisément ce qui les oppose :

« They’re total opposites. Mel is a peasant type. His films deal with basic wants and greeds, like power and money. Woody’s films are about inadequacies—especially sexual inadequacy—and frailty and vulnerability. Also, like Chaplin, Woody is his own vehicle. His movies are like episodes from an autobiography. You couldn’t say that about Mel.»

« Ils sont totalement à l’opposé l’un de l’autre. Mel est du type rustique. Ses films traitent de désirs et d’avidités primaires, comme le pouvoir et l’argent. Les films de Woody traitent de la faiblesse, en particulier de la faiblesse sexuelle, de la fragilité et de la vulnérabilité. En outre, comme Chaplin, Woody est son propre véhicule. Ses films sont comme des épisodes d’une autobiographie. On ne peut pas en dire autant de Mel. (Frolics and Detours of a Short Hebrew Man, The New Yorker, 30 octobre 1978). »

C’est au XXe siècle que l’humour juif, au sens moderne, s’est développé et surtout internationalisé, depuis l’Europe centrale et l’Europe de l’Est (Franz Kafka en est un exemple) jusqu’aux États-Unis. Les frères Marx ont été des pionniers de l’humour juif américain. En quoi consiste-t-il ? Un mélange d’autodérision — les Juifs s’autorisant à rire à la fois d’eux-mêmes et des stéréotypes qui leur sont appliqués —, d’absurde et d’irrévérence. Les tragédies de l’histoire dont ont été victimes ce peuple ont permis un déploiement de cet humour, devenu une sorte de mécanisme d’autodéfense.

Or, l’un de ses proches collaborateurs, le scénariste Mel Tolkin, a cette formule puissante pour cerner l’esprit de Mel Brooks :

«Half of Mel’s creativity comes out of fear and anger. He doesn’t perform, he screams.»

«La moitié de la créativité de Mel vient de la peur et de colère. Il ne se produit pas, il crie. (Frolics and Detours of a Short Hebrew Man, The New Yorker, 30 octobre 1978)

Photo tirée du film History of the World: Part 1, collection de la Cinémathèque québécoise

Photo tirée du film Silent Movie

Le rythme hyperrapide de ses films, l’outrance, la primauté du gag sur les subtilités du récit et les digressions délirantes et inopinées peuvent en effet donner le sentiment que Mel Brooks crie. Les vilains, chez lui, sont d’ailleurs plus grands que nature, d’une cruauté à la fois caricaturale et théâtrale. Par exemple, dans Blazing Saddles, il propose que les mythes ayant donné naissance aux États-Unis reposent sur une épouvantable violence raciste. Nurse Diesel, un personnage d’une inhumanité hors du commun formidablement interprété par Cloris Leachman dans High Anxiety, semble sorti d’un film d’horreur. Ici, Mel Brooks n’utilise pas la rhétorique, il émet un puissant « cri » comique.

Mel Brooks fait du dictateur Adolph Hitler sa bête noire en même temps qu’un leitmotiv comique abrasif. On se souvient que The Producers raconte l’initiative de deux producteurs à l’éthique élastique ayant le projet de monter le pire spectacle au monde, une comédie musicale en hommage à Hitler écrite par un néonazi fêlé du cabochon. Les deux anticipent un échec monumental qui leur assurera que l’argent investi par les prêteurs n’aura pas à être remboursé — ils pourront donc l’empocher. Or, comme les artisans embauchés n’ont pas d’expérience réelle dans le spectacle classique bon chic bon genre, le spectacle se transforme malgré eux en une immense farce déjantée qui ridiculise Hitler et le Troisième Reich. Et devient un succès sur Broadway. La figure de Hitler revient brièvement dans d’autres films (Blazing Saddles, History of the World: Part 1, To Be and Not To Be), toujours pour railler le dictateur… Mel Brooks utilise son sens du comique pour canaliser la colère et la peur afin de susciter des éclats de rire libérateurs, utilisant la surenchère et l’outrance pour épingler l’obscénité du monde et les errements de l’histoire.

« Rhetoric does not get you anywhere, because Hitler and Mussolini are just as good at rhetoric. But if you can bring these people down with comedy, they stand no chance. »

« La rhétorique ne vous mènera à rien, parce que Hitler et Mussolini sont eux aussi doués pour la rhétorique. Mais si vous démolissez ces gens par la comédie, ils n’ont aucune chance. » -Mel Brooks

Apolitique, le cinéaste ? Certes, Mel Brooks n’est pas un artiste engagé au sens traditionnel du terme. On ne saurait pourtant passer sous silence que The Producers est une charge percutante contre le cynisme de l’industrie du spectacle, que le sous-estimé Life Stinks dépeint avec compassion la situation des personnes itinérantes de Los Angeles, que Blazing Saddles ridiculise avec force le racisme et les personnes racistes, et que History of the World: Part 1 comprend un sketch qui met en évidence, avec une férocité caricaturale inouïe, et ce pour mieux la dénoncer, la barbarie de l’Inquisition espagnole.

Il est d’ailleurs amusant de noter que la célèbre réplique de The Fly, prononcée par Geena Davis, a été soufflée par Mel Brooks, qui en était le producteur, à David Cronenberg : « Be afraid, be very afraid ». La formule est tout à fait brooksienne, car, par sa construction paroxystique, elle souligne le caractère insoutenable de la peur.

Spectacles, musique, satire et parodie

Photo tirée du film Young Frankenstein

Les films des frères Marx sont truffés de numéros musicaux lors desquels la progression du récit est mise en suspension. Tous les films de Mel Brooks comportent ainsi au moins un numéro musical iconoclaste ; le cinéaste, ne l’oublions pas, a foulé les scènes des spectacles de variété avant de tourner des films. The Producers et To Be or Not to Be se déroulent tous les deux dans le milieu du théâtre et des variétés. La scène de la prestation du spectacle Springtime for Hitler, dans The Producers, dont la chorégraphie évoque Busby Berkeley, est un summum de mauvais goût à la fois délibéré et spectaculaire. Dans Young Frankenstein, le docteur Frankenstein opte pour une intervention musicale pour présenter publiquement sa nouvelle créature. Ainsi, dans un style Broadway à l’ancienne, les deux chantent Puttin’On the Ritz, d’Irving Berlin, et exécutent quelques pas de danse (et le numéro ne va pas comme prévu…). Le psychanalyste joué par Brooks dans High Anxiety interprète, lors d’un numéro loufoque, la chanson thème du film dans un style kitsch à la Frank Sinatra. Par ces numéros musicaux, Brooks parodie les conventions du spectacle hollywoodien.

Il faut se rappeler que la première œuvre cinématographique de Mel Brooks, The Critic (1963), dont la réalisation a été confiée à Ernest Pintoff, est un pastiche des films abstraits expérimentaux de Norman McLaren. Le cinéma de Mel Brooks devient ouvertement parodique dès son troisième long métrage, Blazing Saddles, qui caricature les tics du western. Dès lors, Brooks se fait une spécialité de ce type de détournement, s’attaquant au film d’horreur gothique (Young Frankenstein), au cinéma comique de l’époque du muet (Silent Movie), au suspense hitchcockien (High Anxiety), au péplum (History of the World: Part 1), aux adaptations des aventures de Robin des Bois (Robin Hood: Men in Tights), au film de vampire (Dracula, Dead and Loving It), au space opera (Spaceballs). Il a nettement marqué les cinéastes David Zucker, Jim Abrahams et Jerry Zucker (ZAZ) qui se sont fait une spécialité de ces détournements parodiques (Airplane!, Naked Gun, etc.). Mais le geste narquois de Mel Brooks est empreint d’une réelle affection. Quand il dévoile les ressorts de la mise en scène du western lors d’une finale complètement délirante dans Blazing Saddles, il exprime une véritable admiration pour le savoir-faire qui rend possible l’illusion du cinéma et la magie de la représentation.

Le trio ZAZ, pour sa part, s’attaque aux films de catastrophe aérienne et aux polars de série B avec plus de sarcasme que d’affection. Par ailleurs, un humoriste, acteur et scénariste tel que Larry David (Seinfeld, Curb your Enthusiasm) revendique son influence.

Photo tirée du film Spaceballs, collections de la Cinémathèque québécoise

Photo tirée du film Robin Hood: Men in Tights

Les films de Mel Brooks ont connu du succès sur la durée. Ainsi, Blazing Saddles, après sa sortie, a poursuivi une excellente carrière dans les universités et les cinémas de répertoire. L’auteur de ces lignes se souvient avoir découvert Young Frankenstein à l’éphémère Cinémathèque de Sorel. Par l’entremise de la comédie, il a ainsi découvert un pan de l’histoire du cinéma. Puis les rencontres se sont poursuivies au Ouimetoscope grâce aux projections de High Anxiety et de Silent Movie, notamment. Mel Brooks, c’est un cinéaste entier, un cinéaste « populaire » dont l’objectif premier n’est précisément pas — et paradoxalement — de plaire à tout le monde. L’organisation de cette rétrospective a été un travail d’amour.