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№ 4, Le cinéma
avril 1979

À l’automne de 1967, saisissant l’occasion du centième anniversaire de la naissance de son auteur, le professeur Lubomir Linhart, alors directeur de la Faculté du film et de la télévision de Prague, republiait un incunable de la réflexion cinématographique : _Kinéma,_ de Václav Tille. Professeur de littérature et de philosophie à l’Université de Prague, critique essayiste, Václav Tille (16 février 1867 - 26 juin 1937) fit paraître cette étude dans trois numéros de la revue hebdomadaire _Novina_ (Terre en friche) : 1ère année, no 21, 6 novembre 1908; no 22, 13 novembre 1908; no 23, 20 novembre 1908.

JACK AND THE BEANSTALK, Edison, 1902. Un film ostensiblement théâtral JACK AND THE BEANSTALK, Edison, 1902.
Un film ostensiblement théâtral
Coll. Cinémathèque québécoise

SKIRMISH BETWEEN RUSSIAN AND JAPANESE ADVANCE GUARD, Edison, 1904. SKIRMISH BETWEEN RUSSIAN AND JAPANESE ADVANCE GUARD, Edison, 1904.
Exemple d'une scène "montée avec des moyens de théâtre" (Tille) mais qui donne toutes les apparences d'une scène réelle.
Coll. Cinémathèque québécoise

Si l’on considère que les premiers écrits de Ricciotto Canudo relatifs au cinéma ne sont pas antérieurs à 1911, que Léon Tolstoï, duquel on rappelle ordinairement quelques propos, étonnants il est vrai de lucidité (“Cet engin mis en mouvement à l’aide d’une manivelle, bouleverse quelque chose dans notre vie d’hommes et dans notre activité d’écrivains. C’est une révolte contre les vieilles méthodes de l’art littéraire, une attaque, un assaut (...) Il rend nécessaire une nouvelle manière d’écrire.”) Cité par Umberto Barbaro en note de son édition du livre de Poudovkine, L’Attore nel film, Bianco e Nero éd. Rome, 1939. , n’eut ses premiers contacts avec le cinéma qu’à la fin de 1909, et enfin que le récit de Edmondo De Amicis, "Cinematografo cerebrale" (Cinéma cérébral), publié le 1er décembre 1907 dans L’llustrazione Italiana, n’a pas d’autre rapport avec le film qu’un flux d’image et d’associations mentales enchaînées sur le mode du monologue intérieur tel que l’avait déjà exploré Édouard Dujardin Cf. Mario Verdone, Gli intellettuali e il cinéma, Bianco e Nero éd., Rome, 1952. , on conviendra sans doute que le texte de Tille représente, jusqu’à nouvel ordre du moins, l’ancêtre le plus ancien de la théorie cinématographique. Sur La Stampa du 18 mai 1907, Giovanni Papini a publié un article sur le cinéma tenu pour “un objet digne de réflexion”. Mais, écrit M.-A. Prolo, "il n’avait pas même effleuré le problème de la cinématographie comme art qui pourtant commençait à se poser avec insistance...” Cf. G.-P. Vrunetta Intellettuali, cinéma e propaganda tra le due guerre, Patron ed. Bologne, 1973. Ce seul trait suffirait bien sûr à justifier notre curiosité. Mais l’étude de V. Tille a d’autres mérites, qu’il n’est point trop hardi de dire d’avant-garde. L’auteur établit le film dans la postérité des théâtres d’ombres de l’Orient, lui garantissant ainsi toutes les richesses de l’imaginaire et installant d’emblée, sans débats, le cinéma dans le royaume des arts. Il insiste sur le caractère fugace, subliminal, des associations visuelles, caractère dont il perçoit justement la fécondité poétique. Mais il n’oublie pas l’origine scientifique de la caméra, ce qui lui permet de se tenir très consciemment au carrefour des voies alors encore séparées de Lumière et de Méliès. Il distingue nettement les moyens du cinéma de ceux du théâtre. Aussi peut-il à la fois, et presque dialectiquement, approuver et critiquer l’apport nouveau du “Film d’Art”. Sa certitude que le cinéma sera un art, en dépit des servitudes économiques qui l’obèrent dès le départ, s’accompagne d’exigences culturelles autant que morales et pas seulement esthétiques, attitude fort insolite pour l’époque.

On appréciera le côté “André Bazin” de sa pensée lorsqu’il justifie les artifices et les trucages du cinéma au nom de l’impression de réalité (pour le rêve comme pour la fiction réaliste). Tille anticipe même la théorie chère à Bazin du cadrage comme cache et non comme cadre : “Au cinéma, ce qui limite l’image ne s’identifie pas avec le cadre d’une œuvre d’art. Au contraire, cette image n’est qu’une découpure de la réalité sans limites, elle doit faire oublier au spectateur qu’il regarde la vie par une ouverture rectangulaire”.

Ailleurs, c’est Rudolf Arnheim que Tille devance : il souligne que les images cinématographiques, planes et projetées en perspective géométrique, ne sont pas les images que nous donne la perception de la réalité. Et comme Arnheim, il propose que le cinéma tire profit de ses particularités et même de ses limites, de “ses défauts”. S’il s’attache au “réalisme” du cinéma, il demeure parfaitement conscient de ce que le film n’est pas un reflet, un double fidèle du réel, mais un langage d’ombres. Tille, enfin, pressent déjà toute l’importance du montage puisqu’il note que l’essentiel se passe dans les intervalles, entre les plans, que la grande force du film lui vient de pouvoir s’arracher à la chronologie.

L’humour même avec lequel sont rapportés — en 1908, redisons-le — les petits films qui ont mis en branle la réflexion de l’auteur, suffit à attester du sérieux et de la nouveauté de sa démarche. Aussi éloigné de la complaisance satisfaite que de l’ironie condescendante ou méprisante, il donne l’exacte mesure de l’intelligence de l’écrivain qui sait que de graines aujourd’hui chétives, surgiront un jour d’opulentes moissons.

octobre 1978