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CinémaClaude Gagnon, l’œil singulier

Guillaume Lafleur
7 avril 2021
Claude Gagnon, l’œil singulier

Rencontrer Claude Gagnon pour discuter de son cinéma est une occasion de retraverser quatre décennies d’engagement ininterrompu derrière la caméra.

Tour à tour réalisateur, producteur et parfois même acteur (dans quelques films d’actions japonais des années 1970, où il campe le «méchant hippie»), il est à la fois celui qui trouve la distance, la bonne mesure pour filmer les situations qu’il veut dépeindre, mais aussi celui qui est prêt à vivre des épreuves pour qu’un film se fasse. Après avoir réalisé Keiko en 1979, avec une petite communauté de fidèles et d’acteurs amis (il est alors basé au Japon, depuis plusieurs années), sa compagne Yuri et lui convaincront l’essentiel des critiques japonais d’aller voir son film (en les appelant un à un), jusqu’au point d’obtenir le prix de la critique japonaise cette année-là. Un exploit, pour un film bousculant les conventions et exposant froidement les mariages arrangés dans la société japonaise.

Il ne serait pas exagéré de qualifier Claude Gagnon d’aventurier du cinéma, lui qui de retour au Québec s’achète une maison au centre-ville de Saint-Hyacinthe pour s’imprégner de l’histoire des gens qui y ont habité et y puiser l’inspiration pour tourner son deuxième film (Larose, Pierrot et La Luce, 1981). Le coût réel d’investissement dans un film devient complexe à mesurer lorsque le processus créatif et les choix d’une vie singulière s’avèrent inextricables.

S’il n’est pas rare dans le cinéma d’auteur québécois de faire usage de l’improvisation, Gagnon créé une méthode, offrant des conditions favorables et réceptives à l’inventivité de l’acteur. Un scénario très écrit et peu dialogué devra être tourné en chronologie afin de permettre aux acteurs d’approfondir une scène et d’inventer une parole qui leur est propre, en se mettant au service d’un récit se déployant en synchronie avec le calendrier du tournage.

Cette méthode était liée aux premiers films de Gagnon et s’estompe avec Visage pâle, un film important. Tourné en 1985, cette fiction québécoise expose sans fard le racisme envers les autochtones. L’approche d’une mise en scène ludique s’estompe au profit d’un récit taillé au cordeau, porté par des acteurs très investis (Luc Matte, Guy Thauvette, Allison Odjig).

L’essentiel du cinéma de Gagnon correspond à la définition que l’on donne généralement du cinéma indépendant, à l’exception notoire de Kenny, un film de commande où le degré de risque n’est que plus élevé et pour lequel Gagnon remportera la mise (Grand prix des Amériques au FFM en 1988, sélection très remarquée à la berlinale et triomphe au Japon). Le portrait de Kenny, un enfant-tronc, bouscule les tabous et Gagnon passe outre les mises en garde du milieu au moment de donner le rôle principal à un acteur handicapé. Le risque d’un écueil était énorme, défiant les appréhensions d’un jeu avec les affects et la douleur nourrie des préjugés sociaux, pour représenter la condition d’un enfant handicapé. Avec le recul des années, ce qui transparait est le courage d’un film mené à son terme à toutes les étapes de sa production, malgré la difficulté du sujet.

Après des allers-retours entre le Québec et le Japon qui se sont renforcés au tournant des années 2000 (avec les films Revival Blues, Kamatari et Karakara), Gagnon vient tout juste de terminer un nouveau film, Les vieux chums, où il renoue avec le cinéma de mœurs et en partie autobiographique ayant caractérisé ses débuts. L’aventure continue pour un cinéaste dont la cohésion de sa filmographie frappe désormais l’esprit.